Inceste commis par des mineurs, le mythe des « jeux sexuels »

L’inceste perpétré par un enfant ou un ado­les­cent reste un sujet tabou. Pourtant, l’enquête inédite que nous publions le démontre : il s’agit d’un phénomène massif qui concer­ne­rait jusqu’à un tiers des cas d’inceste en France. Dans le deuxième volet de notre enquête inédite, la jour­na­liste Sarah Boucault, ayant elle-même subi ces violences, revient sur le mythe du « touche pipi » inof­fen­sif et montre que les « jeux sexuels » n’existent pas : il s’agit toujours de rapports de domination.
Publié le 12 avril 2023
Illustration : Léa Djeziri
Illustration : Léa Djeziri pour La Déferlante

Les mineurs auteurs de violences sexuelles inces­tueuses étant très majo­ri­tai­re­ment des garçons (92 % d’après l’enquête de la socio­logue Marie Romero), nous utilisons exclu­si­ve­ment le masculin pour les désigner dans cet article.

Une formule est souvent convoquée pour décrire les actes d’inceste perpétrés par un enfant sur un·e autre : les « jeux sexuels ». Toute ma vie, je me suis construite avec cette idée que Maurice* et moi nous nous étions initié·es mutuel­le­ment, sans contrainte, que nos jeux n’étaient que du « touche-pipi ». 

«Une bonne planque qui permet de ne pas voir la violence, l’asymétrie, l’appropriation du corps de l’autre», tranche Édouard Durand, juge des enfants et copré­sident de la Commission indé­pen­dante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (Ciivise) (1) lors de notre rencontre dans son bureau parisien.
« Dans la réalité, ce qu’on voit le plus souvent, c’est un écart d’âge, de déve­lop­pe­ment, un rapport de force, la pos­si­bi­li­té de prendre le pouvoir sur l’autre. Le jeu sexuel est l’argument de l’agresseur, pas celui de la victime », poursuit-il. Dix ans après la première publi­ca­tion de son livre, Dorothée Dussy a évolué sur certains points, mais il y a en a un sur lequel l’anthropologue n’en démord pas : «Le touche-pipi n’existe pas, c’est de la violence sexuelle euphé­mi­sée», souligne-t-elle quand je l’interroge sur ce point.

«Le touche-pipi n’existe pas, c’est de la violence sexuelle euphé­mi­sée»

Dorothée Dussy


Pour com­prendre la dis­tinc­tion entre les jeux sexuels et la violence sexuelle, il faut décor­ti­quer les méca­nismes à l’œuvre. «Le jeu suppose un échange entre enfants, dans un espace fictif, avec un temps fou de négo­cia­tion», détaille Nathalie Mathieu, copré­si­dente de la Ciivise et direc­trice générale de l’association Docteurs Bru qui accueille des jeunes incesté·es. Quand son cousin de 16 ans lance à Jessica, alors âgée de 9 ans : «Si tu me suis dans la cave, tu auras des bonbons» avant de l’y violer, on ne peut pas dire qu’il y a eu négo­cia­tion. Quand Maurice avait 11 ans et moi 9 et qu’il m’a agressée sexuel­le­ment dans mon sommeil, il n’y en a pas eu non plus.

Outre le touche-pipi inof­fen­sif, une autre notion est souvent mobilisée dans la culture populaire pour esquiver la violence : « l’inceste heureux ». Autrement dit le consen­te­ment. «Qu’on ait été auteur ou victime, on a une meilleure estime de soi si on se dit qu’on était libre», analyse Dorothée Dussy. Pourtant, ajoute-t-elle, «aucun adulte, ancien enfant incesté, […] n’a jamais révélé, écrit ni témoigné avoir entamé de son plein gré un inceste fraternel.»

Le mythe de l’inceste heureux

Les repré­sen­ta­tions cultu­relles sont truffées d’exemples d’« inceste heureux ». Dans La Culture de l’inceste (Seuil, 2022), Iris Brey cite les séries nord-américaines à succès Games of Thrones (2011–2019) et The Borgias (2011–2013) ou encore le film de Valérie Donzelli Marguerite et Julien (2015). «La très large repré­sen­ta­tion de l’inceste adel­phique [entre frère et sœur] comme relation interdite mais consen­tante a modelé notre ima­gi­naire collectif en envoyant le message que derrière la pulsion inces­tueuse se logeait la pulsion amoureuse», écrit Iris Brey.

À l’adolescence, j’ai moi-même cru à cette fable d’« inceste heureux ». Je me rêvais en amoureuse de Maurice, c’était le seul récit accep­table pour décrire une situation indé­chif­frable et dissiper la confusion. Le registre du consen­te­ment apaise aussi mon entourage quand on me demande si – quand même – je n’étais pas un peu séduite par lui. Oui, j’aimais Maurice, et je l’admirais. Ce sentiment n’est pas incom­pa­tible avec le fait qu’il m’a agressée. Ce n’est pas contra­dic­toire, ce sont deux réalités enche­vê­trées. Louise, artiste de 31 ans, est la dernière d’une famille de quinze cousin·es. Enfant, elle a éprouvé ce même sentiment d’admiration envers son cousin de six ans son aîné : «Depuis toute petite, on nous disait qu’on était les cousins préférés», se souvient-elle. Ce cousin l’a violée de ses 6 à ses 9 ans.

Dans ce cadre familial, où la confiance et la bien­veillance sont censées régner, la notion de consen­te­ment n’est pas adaptée, poursuit la psy­cho­logue Anne Schwartzweber : «Un garçon de 8 ans et sa cousine de 4 ans jouent ensemble. Il n’y a pas de méfiance par­ti­cu­lière. S’il lui propose de “jouer à mettre [son] zizi dans [ses] fesses”, la cousine peut ne pas avoir de réelle idée de ce qu’il propose et y consentir de façon par­fai­te­ment consciente. Elle dit “oui” à un jeu. Son cousin sait ce qu’implique l’acte et oublie sa cousine en tant qu’être à part entière. Il n’y a donc pas consen­te­ment: il y a total décalage entre l’objet de la pro­po­si­tion faite par le cousin et la repré­sen­ta­tion que chacun·e des deux enfants peut s’en faire.»

Plus l’enfant est exposé·e à son incesteur, plus les agres­sions s’échelonnent sur une longue période, et plus la confusion, la culpa­bi­li­té, le dégoût de soi et la honte gran­dissent. Ce qui entraîne une révé­la­tion des faits plus tardive et allonge d’autant le temps judi­ciaire. Dans son rapport de recherche sur les mineurs auteurs de violences sexuelles pour la Direction de la pro­tec­tion judi­ciaire de la jeunesse (DPJJ) publié en octobre 2022, la socio­logue Marie Romero souligne que le délai entre les faits et la condam­na­tion est le plus long qui existe dans la chaîne pénale pour les victimes de viols inces­tueux commis par des mineurs : plus de neuf ans en moyenne.

La révé­la­tion peut être rendue encore plus difficile par certains contextes : appar­te­nir à une classe sociale défa­vo­ri­sée ou être handicapé·e sont ainsi des motifs puissants de silen­cia­tion. Les situa­tions de mal­trai­tance ou de racisme le sont également comme le raconte une Rennaise de 47 ans, qui alimente un compte Twitter très documenté sur l’inceste, sous le pseu­do­nyme @carabine à citron. Accusant son frère, de trois ans son aîné, de viols, lorsqu’elle avait entre 4 et 15 ans, elle raconte comment la violence struc­tu­rait sa famille et qualifie l’inceste de «violence sup­plé­men­taire». «Ces actes sexuels étaient le dernier de mes soucis. Le vrai problème, c’était l’éducation déglin­guée de mes parents, la violence psy­cho­lo­gique, physique, la mani­pu­la­tion, la domi­na­tion.»

Des inégalités face à la révélation

Dans les milieux fortement impactés par le racisme, où la famille est souvent un rempart, les obstacles à la révé­la­tion sont aussi plus nombreux. «Cette société n’est pas prête à t’entendre, pas uni­que­ment parce que tu parles d’inceste, mais d’abord pour ce que tu es: un sujet racisé», pointe Inès* (voir son arbre généa­lo­gique ci-dessous), 25 ans, qui accuse son cousin d’agressions sexuelles, quand elle avait 8 ans et lui 12. Doctorante en lit­té­ra­ture et issue d’une famille musulmane, elle vit aujourd’hui au Canada et se souvient de la première psy­cho­logue qu’elle a ren­con­trée en France à 17 ans : «Je venais parler d’inceste, elle m’a parlé d’islam, de voile, d’organisation familiale dans les pays arabes. Donc je commence par dire qu’ils sont horribles et je me retrouve à expliquer à cette dame qu’elle n’a rien compris, que ce sont des humains. J’ai eu une réaction de repli et de défense de ma famille. J’étais appa­rem­ment en contra­dic­tion, mais en fait j’étais par­fai­te­ment cohérente. Cette cohérence-là n’est pas comprise.»

Arbre généalogique d'Inès 25 ans

Arbre généa­lo­gique d’Inès, 25 ans. Cet arbre généa­lo­gique est inspiré de ceux publiés par Dorothée Dussy dans Le Berceau des domi­na­tions. Ils montrent, comme l’explique l’anthropologue que « l’inceste survient dans une famille où il est toujours déjà là ». Les morts pré­ma­tu­rées y sont également repré­sen­tées puisque « la sur­mor­ta­li­té d’adultes et d’enfants de la famille est une carac­té­ris­tique de la famille incestueuse ».

Dans le podcast La Fille sur le canapé, l’autrice afro­fé­mi­niste Axelle Jah Njiké explique que certaines femmes noires victimes sont sommées par leur com­mu­nau­té de se taire par «crainte de donner une mauvaise image des hommes noirs». «C’est une peur très raisonnée, confirme Inès. Car ces violences-là sont ins­tru­men­ta­li­sées pour justifier d’autres violences –racistes– qui te visent aussi. Malgré tout, ne pas en parler n’est pas une solution. Il faut le faire avec la nuance, l’exigence et la com­plexi­té que ça demande.»

Des termes à inventer

Aucun terme n’existe pour définir l’inceste commis par un mineur sur un·e autre. L’expression « inceste adel­phique » (inceste dans une même fratrie) est rare et employée surtout par les psy­chiatres et psy­cho­logues. L’inceste « ger­ma­nique » qui pourrait désigner celui d’un cousin sur un·e autre n’existe pas. La for­mu­la­tion « inceste entre enfants » est pro­blé­ma­tique pour décrire cet impensé, car la pré­po­si­tion « entre » implique une réci­pro­ci­té et met sur un pied d’égalité agresseur et victime, alors qu’il s’agit d’un rapport de domination.

Sarah Boucault

Sarah Boucault est jour­na­liste à Lorient. Elle s’intéresse aux sujets en lien avec la mort : de la fin de vie au deuil en passant par le domaine funéraire. Titulaire d’un master d’études sur le genre, les sujets fémi­nistes sont au coeur de ses pré­oc­cu­pa­tions. Pour La Déferlante, elle a enquêté sur l’inceste commis par des mineurs.


(1) La Ciivise a été créée en janvier 2021 dans le sillage de #MeTooInceste. Elle a pour mission d’écouter les victimes, de docu­men­ter les violences sexuelles faites aux enfants et de formuler des recom­man­da­tionsà l’égard des professionnel·les.

Danser : l’émancipation en mouvement

Retrouvez cet article dans la revue papier La Déferlante n°10 Danser, de mai 2023. La Déferlante est une revue tri­mes­trielle indé­pen­dante consacrée aux fémi­nismes et au genre. Tous les trois mois, en librairie et sur abon­ne­ment, elle raconte les luttes et les débats qui secouent notre société.
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