Enquêter sur l’inceste en étant soi-même victime et en dénonçant son agresseur : la démarche peut surprendre et va à rebours des codes journalistiques habituels. Lorsque je rencontre la journaliste Sarah Boucault pour lui proposer d’enquêter sur l’inceste commis par des mineurs, elle me confie très rapidement que, enfant, elle a subi des agressions sexuelles perpétrées par un cousin âgé de quelques années de plus qu’elle. Dès lors, que faire ? Confier cette enquête à un·e autre ? Ne pas mentionner cette information ?
À La Déferlante, où nous tenons à situer les regards, nous pensons que ce vécu apporte à Sarah Boucault une compréhension supplémentaire du sujet. Nous ne croyons pas à la neutralité et considérons qu’elle est « la subjectivité des dominants », comme l’écrivait Alice Coffin dans Le Génie lesbien (2020). Nous croyons à la valorisation des expertises militantes et personnelles. « Il ne faut pas avoir été sur la Lune pour savoir qu’elle existe », scandent les universalistes. Non, il ne faut pas être victime d’inceste pour enquêter sur ces crimes. Mais en tant que revue intersectionnelle, nous pensons que celles et ceux qui ont vécu des oppressions dans leur chair sont tout aussi légitimes que les autres pour en parler.
Cette forme journalistique n’est pas nouvelle. Et le journalisme gonzo n’est pas réservé aux hommes : aux États-Unis, Nelly Bly ou Gloria Steinem ont écrit plusieurs enquêtes à la première personne et assumé leur subjectivité pour dénoncer le sexisme de leur époque. À l’heure de #MeToo, et alors que les combats féministes s’immiscent dans ce que d’aucun·es considèrent encore comme le domaine de la vie privée, le journalisme, c’est aussi raconter – de l’intérieur – les violences sexuelles subies pour en montrer le caractère massif, systémique et politique. Nous assumons donc ce regard situé, pourvu qu’il soit, comme ici, assorti d’une enquête irréprochable. Comme le résume le journaliste trans états-unien Lewis Wallace* : « Nous sommes capables d’assumer un regard et de nous en tenir à la vérité. »
Cette enquête a été menée de mai 2022 à mars 2023. Sarah Boucault a recueilli les témoignages de huit victimes, en dehors de son cercle proche et familial. À l’exception de Laurent Boyet, tous·tes témoignent anonymement. Certain·es pour préserver leur entourage, d’autres par peur de possibles poursuites en diffamation. Sarah Boucault a également interviewé cinq ‑professionnel·les de la protection de l’enfance : Anne-Hélène Moncany, présidente de la Fédération française des Criavs ; Nathalie Puech Gimenez, directrice de l’association Accent Jeunes à Aurillac ; William Touzanne, directeur de la Maison Jean-Bru à Agen ; Nathalie Mathieu, coprésidente de la Ciivise, directrice générale de l’Association docteurs Bru, ancienne responsable du dispositif d’accueil des enfants confiés à l’Aide sociale à l’enfance en Seine-Saint-Denis et directrice d’établissements médico-sociaux. Elle s’est entretenue avec deux chercheuses (Dorothée Dussy, anthropologue et Marie Romero, sociologue) ; le juge pour enfants Édouard Durand ; les avocates Anne Bouillon et Cécile de Oliveira ; des psychologues et psychiatres (Muriel Salmona, Sokhna Fall, Marie Bréhu, Anne Schwartzweber, Laurence Alberteau) et le journaliste Dominique Thiéry, journaliste et auteur de Frères et Sœurs. Incestes sous silence (Le bord de l’eau, 2018).
Restait à savoir si Sarah Boucault tenait à intégrer sa propre histoire à l’enquête et à confronter publiquement sa famille. J’ai beaucoup discuté avec elle des implications de sa prise de parole. « Je ne suis pas démolie au point de m’exposer sans limites, a‑t-elle précisé. Je ne veux pas non plus régler mes comptes. Je suis juste une humble victime d’inceste. L’éradication de l’inceste, et du secret qui l’entoure, est politique. Et, en tant que journaliste, j’ai une responsabilité dans la mise en lumière des sujets graves, que personne ne veut voir. »
Dans le respect de la déontologie journalistique, nous avons recoupé auprès de ses proches et au moyen des documents qu’elle nous a confiés, les accusations que Sarah Boucault porte aujourd’hui. Nous avons contacté, à plusieurs reprises, le cousin de Sarah Boucault mis en cause dans cette enquête ; il n’a pas donné suite à nos sollicitations. Enfin, nous avons choisi de ne pas décrire les scènes de violences sexuelles, dans un souci de protection des victimes, et parce que le propos n’est pas de focaliser sur le détail des crimes commis, mais sur une violence systémique.
Marie Barbier, cofondatrice et corédactrice en chef de La Déferlante